A Hard Rain's A-Gonna Fall
Voici donc un pays atomisé à deux reprises il y a soixante ans (- Nagasa qui ?) et qui, malgré les souffrances et la désapprobation de sa digne population, a laissé pousser sur son triste sol une cinquantaine de champignons nucléaires potentiels. Sol d'ailleurs célèbre de part le vaste monde pour sa très haute sismicité... Il y a des jours comme cela où l'on se dit que non, décidément, certains n'ont pas un atome de bon sens dans la cervelle.
Le choeur des lobbyistes libidineux, des experts énucléés et autres optimistes obséquieux est entré en fusion et ce n'est pas très beau à regarder. La France, pays radieux où l'on considère que les centrales font nettement plus joli dans le paysage que les éoliennes, vient de proposer les services de ses "experts nucléaires" au Japon - espérons que ce sont les mêmes qui, avec leurs petits bras musclés, arrêtaient les nuées radioactives à la frontière...
Pour l'heure, pas de danger donc, mais une spéciale dédicace à la thyroïde de papa tout de même.
En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison."
Albert Camus, éditorial de Combat, 8 août 1945.