L'Utopia, bar snob

Publié le par Oyster

[Utopie et snobisme, ou mon avis sur l'Utopia, bar blues de Paris devenu club un peu trop privé.]

Très souvent dans ma lointaine jeunesse, je me suis trouvé confronté à de bonnes âmes qui ne manquaient pas une occasion de me rappeler combien je faisais preuve, avec ma passion excessive pour une musique vieille et élitiste, du snobisme le plus exacerbé. C'est sûr qu'à quatorze ans, ne pas connaître les tubes qui passent à la radio et écouter une musique de "vieux" ou de "nègres avec les cheveux gras" (oui, les bonnes âmes ont souvent macéré dans un rance fond de racisme) passe vite pour une attitude méprisante auprès des gens normaux qui écoutent NRJ à fond la caisse tous les matins avant d'aller bosser.

Je n'ai toujours pas compris en quoi apprécier BB King (à quatorze ans, j'aimais beaucoup BB King) faisait de moi un type prétentieux et je mets au défi ces bonnes âmes, si elles reviennent me lire, de me trouver une maison de retraite qui diffuse du Jimi Hendrix à tue-tête jusqu'au bout de la nuit ; mais me faire traiter de snob ne m'aurait pas dérangé outre-mesure si je ne m'étais heurté récemment à ce que je considère, moi, comme du pur snobisme. Voici les faits :

Samedi soir, vers 22 heures, nous décidons de sortir pour aller boire quelques verres à l'Utopia, bar blues du 14ème arrondissement où, il y a quelques années, j'ai passé plusieurs soirées arrosées en assistant à des concerts sympas. Je n'y étais plus retourné depuis deux ou trois ans en raison de la programmation répétitive et du prix des consommations, mais l'atmosphère des lieux me manquait un peu. Après quarante-cinq minutes dans les transports en commun, nous arrivons sur place : à l'entrée, il faut sonner pour que le patron vienne nous ouvrir la porte, ce qui n'est pas nouveau. Non, ce qui est nouveau, c'est que le patron, aussi avenant que le videur de la boîte d'à côté, refuse certaines entrées au prétexte qu'il faut désormais posséder une carte de membre (3 euros pour la soirée, 10 pour l'année) et que "si vous n'êtes pas parrainé, ça va pas être possible".
- Ah bon, mais comment on fait pour être parrainé ?
- Ben, il faut connaître quelqu'un qui est membre.
L'histoire du serpent qui se mord la queue (comme la fois où j'ai téléphoné aux impôts pour leur signaler que je n'avais pas reçu mon dernier avis d'imposition : "Si vous n'avez pas votre numéro fiscal inscrit sur votre dernier avis d'imposition, on ne peut rien pour vous").
Voici donc qu'un café concert, l'un des derniers où l'on pouvait écouter du bon blues à Paris, est devenu un club privé où l'on a certes encore le droit de fumer, mais où il faut montrer patte blanche pour entrer, connaître personnellement un habitué et payer un permis de consommer. C'est ce que moi, j'appelle du snobisme.
Car j'ai toujours aimé faire découvrir aux gens cette musique qui n'est pas "mienne" ; leur expliquer d'où elle vient, ce qu'elle dit, leur prêter des disques (bon, depuis qu'une demoiselle, cruelle comme le sont toutes les personnes de ce sexe, a disparu de la circulation avec mon DVD de No direction home sous le bras, je préfère graver), bref, communiquer autour de ma passion et si possible la transmettre ; après tout, quoi qu'on en dise, le blues est une musique "populaire" dont il faut assurer, sinon la propagation, du moins la survie. Or, que fait l'Utopia ? il érige des barrières, il privatise le bien commun, il snobe. Là où la contradiction devient flagrante, c'est quand des passionnés, qui étaient des habitués il n'y a pas si longtemps, donc qui ont participé à l'aventure sans non plus se faire remarquer, se retrouvent exclus comme des malpropres, sans autre forme de procès qu'un "désolé" et une porte qui claque. On ne peut devenir membre du club si l'on ne fait pas déjà partie du club ; bientôt, il faudra un mot de passe, un cri de ralliement et un signe distinctif. Pendant ce temps, que devient la musique ? Elle est accaparée, privatisée, elle se fossilise.

Comment peut-on en arriver à souiller ainsi la musique que l'on est censé aimer ? En tant qu'amateur de whisky et de blues, je ne me suis toujours pas remis de cette contradiction qui me donne la nausée et je ne lèverai certainement pas le petit doigt pour avoir le droit de retourner à l'Utopia. De la musique et de la boisson, j'en ai à revendre dans mon salon. En revanche, la prochaine fois qu'une bonne âme me parlera de snobisme, je lui refilerai l'adresse.




Publié dans Humeur (aqueuse)

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